Publié le 2 octobre 2012
Point de vue
Des auteurs-fantômes discréditent la recherche médicale
Des documents internes de Pfizer, rendus publics à la suite d'un litige, ont permis de révéler qu'entre 1998 et 2000, pas moins de 85 articles scientifiques sur la sertraline (l'antidépresseur Zoloft) avaient été rédigés à l'initiative directe de Pfizer, soutiennent les auteurs.
Les grandes firmes pharmaceutiques ont mis au point de nouvelles formes de «recherche» sous le regard complaisant des universités. On voit apparaître depuis plus d'une dizaine d'années des «auteurs-fantômes». Cette pratique soulève des interrogations sur l'éthique des chercheurs qui acceptent de signer des articles qu'ils n'ont pas écrits - dans un monde académique en guerre avec le plagiat. Ces critiques échouent cependant à mettre en lumière la dynamique d'ensemble de ces méthodes utilisées par l'industrie, qui permet d'assujettir la science médicale aux considérations commerciales.
On sait que les grandes firmes pharmaceutiques consacrent deux fois plus d'argent à la promotion de leurs produits qu'à la recherche et développement. Ce n'est toutefois là que la pointe de l'iceberg: de plus en plus les activités de recherche et développement dans le domaine médical sont organisées à la manière de campagnes de promotion pour accroître les ventes. En effet, la majeure partie du budget de recherche externe des firmes pharmaceutiques sert aujourd'hui à financer des contrats attribués à des organisations de recherche privées dont le mandat est de produire les données qui serviront de base à un nombre important d'articles scientifiques. Les articles sont rédigés par des agences de communication privées (les auteurs-fantômes), et signés par des chercheurs complaisants afin de permettre leur publication.
Les firmes élaborent en fait des plans de publication et de communication pour faire dominer un discours «scientifique» favorable à l'accroissement des ventes. Ce discours, très sélectif sur les données qu'on accepte de rendre publiques, devient le support premier pour organiser les campagnes des représentants pharmaceutiques qui iront visiter chaque bureau de médecin pour mousser le nouveau produit.
Des documents internes de Pfizer, rendus publics à la suite d'un litige, ont permis de révéler qu'entre 1998 et 2000, pas moins de 85 articles scientifiques sur la sertraline (l'antidépresseur Zoloft) avaient été rédigés à l'initiative directe de Pfizer. Durant cette période, l'ensemble de la littérature scientifique comptait seulement 211 articles sur cette molécule. Pfizer avait ainsi produit une masse critique d'articles favorables au médicament, ce qui lui a permis de noyer les études critiques. Des documents internes d'autres pharmaceutiques démontrent qu'il en a été de même pour le Vioxx de Merck, le Paxil et l'Avandia de GlaxoSmithKline, le Seroquel d'Astra-Zeneca et les substitutifs hormonaux de Wyeth.
Afin de promouvoir le tristement célèbre Vioxx, Merck a mis sur pied une campagne au cours de laquelle des auteurs-fantômes ont rédigé quelque 96 articles scientifiques, dont les principaux omettaient de mentionner que certains patients sont décédés durant les essais cliniques. Un recours collectif intenté en Australie contre le fabricant du Vioxx a permis de découvrir que l'éditeur scientifique Elsevier avait créé pour Merck une fausse revue médicale, l'Australian Journal of Joint and Bone Medicine.
Un autre exemple de ce type de pratique est le programme de rédaction d'articles par des auteurs-fantômes mis en place par GlaxoSmithKline afin de faire la promotion de son antidépresseur Paxil. Selon des documents internes rendus public en 2009, ce programme s'appelait «Case Study Publication for Peer-Review» (Publication d'études de cas pour évaluation par les pairs) ou CASPPER, référence ludique au «gentil fantôme».
C'est donc une nouvelle norme dans l'industrie: la mise sur le marché de la plupart des médicaments présentant un important potentiel de vente est accompagnée de la publication de 50, 60 ou même 100 articles scientifiques rédigés par des auteurs-fantômes. Toute firme qui refuserait de se prêter au jeu pour des raisons d'éthique risquerait de perdre des parts de marché. Dans le secteur pharmaceutique, les bénéfices sont fonctions de la capacité des firmes à influencer les connaissances médicales et à étendre les frontières de la niche de marché pour leurs produits.
Mais pourquoi des universitaires acceptent-ils de signer des articles scientifiques qu'ils n'ont pas écrits et qui s'appuient sur des recherches qu'ils n'ont pas réalisées? Parce qu'ils obtiennent une reconnaissance de leur université et de leurs collègues pour le nombre et l'influence de leurs publications. Et à ce titre, les firmes pharmaceutiques et leurs agents de communication savent mieux que quiconque comment obtenir la publication d'articles dans des revues prestigieuses et comment mousser encore davantage l'importance de ces articles en faisant en sorte que leurs multiples représentants commerciaux les fassent circuler et vantent leurs mérites.
Les chercheurs qui acceptent de servir d'auteurs à des études et analyses (souvent scientifiquement valables) favorables à l'industrie peuvent ainsi s'attendre à ce que ces articles accroissent leur prestige et leur influence, et même le financement dont ils bénéficient.
Mais que se passe-t-il lorsque, à l'inverse, un chercheur produit des études et des analyses (aussi scientifiquement valables) démontrant que des produits sont dangereux ou inefficaces, comme certains l'ont fait à propos du Vioxx avant qu'éclate le scandale lié à ce médicament? À la lecture de courriels internes de Merck dévoilés lors des audiences du recours collectif intenté contre la firme, on a découvert que cette dernière avait dressé une liste de chercheurs « délinquants » qu'il fallait « discréditer » ou «neutraliser»; «retrouvez-les et détruisez-les où qu'ils soient» [traduction], pouvait-on lire dans l'un de ces courriels. Huit chercheurs de Stanford ont dit avoir reçu des menaces de la part de Merck après avoir publié des résultats défavorables.
Dans le cas de l'Avandia, un rapport du Sénat américain déplorait que la firme GlaxoSmithKline, lorsque confrontée à des études indépendantes défavorables, avait cherché à discréditer les résultats et à intimider les chercheurs indépendants.
Les universités au service de la complaisance
Il en va de même pour les intérêts des universités qui cherchent à multiplier les partenariats avec les firmes: un chercheur complaisant a plus de chance d'obtenir du financement externe. Pour une université, sanctionner ce type de comportement pourrait donc être mal perçu par ses partenaires industriels.
Dans le cas du Paxil, l'étude 329 avait «sélectionné» les résultats pour dissimuler des effets adverses importants, parfois mortels, ainsi que l'absence de bénéfice supérieur à un placebo. Les résultats ont fait l'objet de publications rédigées par des auteurs fantômes et signées par des chercheurs complaisants. C'est ce type d'études biaisée qui a permis au Paxil de se glisser parmi les trois meilleurs vendeurs aux pays. Les universités des chercheurs en cause ont refusé jusqu'à ce jour de sanctionner cette complaisance éthique, que certains considèrent criminelle.
Tant et aussi longtemps que les firmes pharmaceutiques détiendront les cordons de la bourse dans le domaine de la recherche médicale, les connaissances médicales continueront à être produites de manière sélective au service de la commercialisation des médicaments plutôt qu'à la promotion de la santé. De la même façon, tant et aussi longtemps que les universités plieront l'échine devant les grandes pharmaceutiques pour obtenir de nouveaux partenariats avec elles, la porte demeurera grande ouverte à la corruption institutionnelle de la recherche médicale.
Auteurs
Dr Marc-André Gagnon, professeur-adjoint, School of Public Policy and Administration, Université Carleton.
Sergio Sismondo, professeur de philosophie et de sociologie, Université Queen's.
Source : Lapresse.ca (Le Soleil)